Analyse

Programmes d’urgence adoptés par la sécurité sociale face à la COVID-19: L’expérience des Amériques

Analyse

Programmes d’urgence adoptés par la sécurité sociale face à la COVID-19: L’expérience des Amériques

Partout dans le monde, la pandémie de COVID-19 révèle les lacunes de la couverture de la sécurité sociale. La crise est particulièrement lourde de conséquences dans les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire, où beaucoup de travailleurs, à commencer par ceux du secteur informel, n’ont accès à aucune forme de protection sociale. Elle a contraint les pouvoirs publics à créer en urgence de nouvelles prestations de sécurité sociale en faveur des catégories de la population non couvertes et à prendre sans délai des mesures pour améliorer la couverture offerte par les régimes existants à des populations couvertes mais perçues comme très vulnérables.

La pandémie et les mesures de confinement et autres restrictions qu’elle a occasionnées perturbent les marchés du travail, entraînant des pertes d’emplois et menaçant les moyens de subsistance et la sécurité financière de millions de travailleurs. Les premières victimes de ses effets catastrophiques sont les travailleurs informels et ceux qui font partie de groupes difficiles à couvrir tels que les travailleurs domestiques ou agricoles, ainsi que les salariés de petites et très petites entreprises, dont beaucoup ne sont pas couverts par les régimes contributifs. L’Organisation internationale du Travail (OIT) estime que plus de 60 pour cent de la population active mondiale – soit près de deux milliards de personnes – exercent une activité dans l’économie informelle, le plus souvent dans des conditions éprouvantes et sans protection sociale (BIT, 2018).

Pour atténuer les effets de la crise et empêcher une nouvelle hausse des taux de pauvreté, la quasi-totalité des pays du monde ont adopté un large éventail de mesures de protection sociale temporaires, initialement censées rester en place pendant trois mois. D’après l’observatoire en ligne de l’AISS Coronavirus – Les mesures de la sécurité sociale, entre mars et octobre 2020, pas moins de 37 pays et territoires ont instauré des programmes de sécurité sociale d’urgence.

Ces mesures et dispositions législatives exceptionnelles sont principalement axées sur les prestations de maladie, de chômage et d’aide sociale, comportant notamment des transferts sociaux et des mesures d’aide alimentaire. Par ailleurs, un nombre sans précédent de mesures ont été adoptées pour étendre le champ d’application de dispositifs d’aide sociale existants et revaloriser les prestations qu’ils servent. Toujours d’après l’observatoire en ligne de l’AISS, entre mars et octobre 2020, 23 pays de la région des Amériques ont pris des mesures pour renforcer des régimes non contributifs déjà en place – augmentation du montant des prestations, paiement exceptionnel de prestations supplémentaires, paiement anticipé des prestations et assouplissement des conditions d’ouverture des droits, par exemple.

Cet article s’appuie sur les bonnes pratiques soumises dans le cadre de l’édition 2020 du Prix AISS des bonnes pratiques pour les Amériques et analyse les initiatives prises à Anguilla, en Argentine, à la Grenade et au Canada pour introduire et renforcer les programmes temporaires de sécurité de revenu dans le cadre des mesures d’urgence adoptées en réaction à la pandémie. Ces initiatives démontrent l’importance capitale de ce type de mesures pour les populations touchées et révèlent que les capacités et l’agilité administratives sont indispensables à leur efficacité.

Anguilla: mise en place d’une prestation temporaire de chômage et de chômage partiel

Pour empêcher la propagation de la pandémie de COVID-19, le gouvernement a décrété le confinement du pays le 27 mars 2020. Prévoyant les effets que cette mesure aurait pour des milliers de travailleurs dans une économie fortement dépendante du tourisme, il a réinstauré un programme de chômage temporaire déjà introduit en 2017 dans le sillage de l’ouragan Irma.

Afin d’aider le plus grand nombre de personnes possible, le gouvernement a mis en place deux dispositifs de prestations financés par l’État. Le premier, qui reposait sur les cotisations versées par les assurés, était administré par l’Office de sécurité sociale d’Anguilla (Anguilla Social Security Board – SSB), tandis que l’autre, administré par le gouvernement, versait des prestations directement aux personnes non couvertes par le SSB ou n’ayant pas suffisamment cotisé. Cette initiative des pouvoirs publics a permis à des milliers de travailleurs, y compris des travailleurs indépendants ou occasionnels, d’accéder à une prestation monétaire pour une durée pouvant atteindre trois mois.

Le SSB a servi une prestation forfaitaire mensuelle s’élevant au maximum à 1 000 dollars des Caraïbes orientales (XCD) aux personnes au chômage total ou partiel qui avaient cotisé pendant cinquante semaines au moins au 1er février 2020. Soucieuse de respecter les protocoles de distanciation sociale et de protéger les usagers comme le personnel du risque de contamination, l’institution a dû trouver le moyen de fournir des services au public alors que la majorité du personnel était en chômage partiel, que très peu d’agents travaillaient sur site et que les procédures reposaient sur des formulaires papier et supposaient des rencontres physiques.

En moins d’un mois, le SSB a mis en place une plateforme en ligne permettant de recevoir des demandes et d’effectuer des paiements dématérialisés par l’intermédiaire des banques. Des protocoles ont été prévus pour garantir la sécurité de la plateforme. Parallèlement, le SSB a déployé une campagne de sensibilisation pour informer la population de l’existence de cette nouvelle prestation et des démarches à accomplir pour l’obtenir. Les médias sociaux et un centre d’appels dédié ont également permis de répondre aux questions et besoins des usagers. Le programme doit son succès à un personnel dévoué et compétent, disposant d’un système informatique solide.

Argentine: le Revenu familial d’urgence

Face à la pandémie de COVID-19, le gouvernement argentin a institué le Revenu familial d’urgence (Ingreso Familiar de Emergencia – IFE), un programme non contributif financé par l’État en faveur des ménages comptant des travailleurs occasionnels, des chômeurs, des travailleurs domestiques et des petits contribuables appartenant aux catégories situées au bas de l’échelle fiscale. Initialement conçue comme une prestation forfaitaire de 10 000 pesos argentins (ARS) versée en une seule fois en mars et en avril, elle a finalement été versée une deuxième fois en juin et juillet, et la possibilité d’un troisième paiement a été prévue.

De nombreux aspects de la mise en œuvre de l’IFE méritent d’être soulignés:

  • Une instauration opportune. Le gouvernement a créé l’IFE par décret cinq jours après le début du premier confinement général imposé dans le pays.
  • Une approche coordonnée. La mise en œuvre de l’IFE a nécessité une coordination entre cinq administrations nationales, à savoir le ministère de l’Économie, le ministère du Travail, l’Administration fédérale des recettes publiques (Administración Federal de Ingresos Públicos – AFIP), l’Administration nationale de la sécurité sociale (Administración Nacional de la Seguridad Social – ANSES) et le Bureau du chef de cabinet des ministres.
  • Une approche ciblée. Le programme visait les publics vulnérables et difficiles à couvrir, dont les travailleurs indépendants à faible revenu relevant du régime fiscal simplifié pour les petits contribuables (Monotributistas A, Monotributistas B et Monotributistas Sociales), les travailleurs du secteur informel, les travailleurs domestiques et les chômeurs particulièrement pénalisés par les mesures de confinement.
  • Une attention particulière accordée aux enfants, aux femmes et aux chômeurs. L’IFE était cumulable avec d’autres prestations non contributives. Il donnait en outre la priorité aux bénéficiaires de l’Allocation familiale universelle et de l’Allocation de maternité universelle. La première série de versements a montré que 55,7 pour cent des bénéficiaires étaient des femmes et 61,7 pour cent des travailleurs informels ou des chômeurs non indemnisés.
    Des prestations adéquates. Le montant forfaitaire retenu – 10 000 ARS – correspond à près de 60 pour cent du salaire minimum mensuel en vigueur dans le pays.
  • Identification de personnes non couvertes. Parce qu’il ciblait les travailleurs occasionnels et les chômeurs non indemnisés, l’IFE a constitué un moyen de créer un premier contact entre ces publics et la sécurité sociale, ce qui permettra de les intégrer plus facilement au champ d’application de futures politiques. Par ailleurs, le fait que le deuxième versement ait été effectué par l’intermédiaire des banques a facilité l’accès au système bancaire de personnes qui en étaient jusqu’alors exclues.

D’après les informations fournies par l’ANSES, les provinces affichant les taux de pauvreté et de grande pauvreté les plus élevés du pays ont aussi enregistré des taux de couverture par l’IFE élevés. Les microsimulations réalisées montrent que l’IFE a empêché 2,8 millions de personnes de basculer dans la pauvreté et a sauvé 1,4 million d’individus de la misère.

La Grenade: mise en place d’une prestation de chômage temporaire

Anticipant les effets de la pandémie de COVID-19 sur le marché du travail et la situation économique et conscient de l’absence de protection des chômeurs, le gouvernement de la Grenade a chargé le Conseil d’assurance nationale (National Insurance Board – NIB) de mettre en place une prestation d’assurance-chômage temporaire. Le NIB savait que, outre les implications financières de la création d’une prestation non financée, la pandémie risquait d’avoir des effets récessifs sur les recettes tirées des cotisations et le revenu des investissements, et induirait probablement une hausse des demandes de prestations de maladie. Dans ce contexte et conformément à la législation relative à la sécurité sociale, il a demandé une évaluation actuarielle indépendante de l’impact financier de la pandémie tenant compte de la conception et du coût de la prestation d’assurance-chômage temporaire.

Le NIB puis le gouvernement ont approuvé les recommandations actuarielles, dont celle préconisant d’allouer plus de 10 millions de XCD au financement de la prestation d’assurance-chômage temporaire et celles relatives aux conditions d’ouverture des droits à la prestation, à son montant et à sa durée de versement, ainsi qu’aux démarches administratives à accomplir pour déposer une demande. Parallèlement, le NIB a mis au point une plateforme de dépôt des demandes hébergée dans le nuage et un logiciel de traitement des demandes, et a formé le personnel à l’utilisation de ce nouvel outil. Le service de transfert électronique de fonds a été optimisé pour que le paiement puisse se faire directement sur le compte bancaire des bénéficiaires. Enfin, le service des relations publiques du NIB a déployé une campagne de communication pour faire connaître la nouvelle prestation à l’ensemble des membres.

Les restrictions imposées par la pandémie de COVID-19 ont accéléré la transformation numérique du NIB, comme en témoignent la mise à la disposition des employeurs d’un formulaire de demande de prestations en ligne, la mise à niveau du système de paiement en ligne et la création d’un système automatisé de notification qui informe les membres par courriel de l’avancement de leur demande.

L’approche séquentielle adoptée par le gouvernement et le NIB pour instaurer la prestation d’assurance-chômage temporaire est globalement celle décrite dans la recommandation (no 202) sur les socles de protection sociale de l’OIT (figure 1). On ne sait pour l’heure pas quelle orientation suivra le gouvernement de la Grenade pour établir un régime de protection contre le chômage.

Figure 1.Approche séquentielle suivie pour définir et mettre en œuvre des stratégies d’extension de la sécurité sociale

Figure 1

Source: D’après la recommandation (no 202) sur les socles de protection sociale, 2012.

Canada: le paiement unique non imposable pour les personnes âgées

Le régime dénommé Pension de sécurité de la vieillesse forme le premier pilier du système de retraite canadien. Il s’agit d’un dispositif non contributif, fondé sur une condition de résidence et financé par l’impôt qui a pour but de garantir un revenu minimum aux personnes âgées et de contribuer au remplacement du revenu des retraités. Le régime verse une pension de sécurité de la vieillesse (SV) à toutes les personnes de 65 ans ou plus qui remplissent la condition de résidence et sont en situation régulière, un Supplément de revenu garanti à tous les bénéficiaires de la SV disposant de faibles ressources et une Allocation aux personnes modestes âgées de 60 à 64 ans en situation de veuvage ou dont le conjoint ou concubin bénéficie du Supplément de revenu garanti. Le programme est administré par Emploi et Développement social Canada.

Conscient des effets particulièrement négatifs de la pandémie de COVID-19 sur la santé, la mobilité physique et la situation financière des personnes âgées, le gouvernement a affecté 2,5 milliards de dollars canadiens (CAD) au financement d’une prestation unique non imposable de 300 CAD en faveur des bénéficiaires de la SV. Cette somme est majorée de 200 CAD pour les bénéficiaires du Supplément de revenu garanti et de 500 CAD pour les bénéficiaires de l’allocation. Cette aide financière supplémentaire est destinée à soutenir les personnes âgées qui pâtissent le plus de la pandémie sur le plan de la santé et aux niveaux économique et social.

La rapidité avec laquelle le gouvernement a mis en place le paiement unique non imposable pour les personnes âgées reflète l’urgence de la situation.

  • La ministre des Aînés a pu agir rapidement en créant la nouvelle prestation en application des dispositions existantes de la loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social. Cette approche innovante a permis au gouvernement de disposer des prérogatives nécessaires pour consacrer 2,5 milliards de CAD au versement de prestations en l’espace de quelques semaines.
  • Pour garantir la fluidité du dispositif, il a été décidé que la prestation d’urgence serait versée sans qu’il soit nécessaire de déposer une demande. Un nouveau système informatique a été mis au point et le recours à l’intelligence artificielle a permis de faire en sorte que les Canadiens les plus vulnérables perçoivent la prestation.
  • Dans la majorité des cas, la prestation a été versée de manière automatique sur le compte du bénéficiaire. Des chèques ont cependant été envoyés aux personnes ne pouvant pas recevoir de virement bancaire.
  • Enfin, il a été décidé que le paiement unique serait non imposable de telle manière qu’il n’ait pas d’impact sur les droits du bénéficiaire à d’autres prestations fédérales ou provinciales soumises à conditions de ressources.

Conclusions

Les programmes d’urgence sont des moyens d’action très utiles en période de crise. Les mesures adoptées à Anguilla, en Argentine, à la Grenade et au Canada illustrent la manière dont ces dispositifs peuvent être conçus. Dans le cas d’Anguilla et de la Grenade, leur instauration avait pour but de garantir une sécurité financière et de pallier l’absence de programme d’assurance-chômage. En Argentine, les mesures temporaires ont aussi été l’occasion de repérer davantage de personnes appartenant aux groupes difficiles à couvrir. Au Canada, la prestation supplémentaire est venue compléter les régimes déjà en place en faveur des personnes âgées.

L’efficacité de ces programmes dépend directement des moyens disponibles pour les mettre en œuvre et pour servir des prestations aux populations vulnérables. À noter que, dans tous les exemples présentés dans cet article, les pouvoirs publics se sont appuyés sur l’infrastructure de prestation des services des institutions de sécurité sociale existantes, auxquelles ils ont confié des tâches et missions supplémentaires. Ces institutions ont su réagir avec rapidité, agilité et souplesse, modernisant des systèmes informatiques déjà en place et créant des plateformes en ligne pour administrer les prestations et fournir une aide d’urgence, y compris à des catégories de la population qui n’étaient pas affiliées auprès d’elles.

Les programmes d’urgence étant par nature temporaires, il est peu probable qu’ils permettent au droit humain qu’est le droit à la sécurité sociale de se concrétiser de manière pérenne. La pandémie de COVID-19 rappelle, non sans brutalité, que l’élimination des lacunes de la couverture doit être un objectif plus prioritaire qu’il ne l’est et qu’il faut se mobiliser davantage encore pour édifier des systèmes de sécurité sociale complets. De plus, aujourd’hui plus que jamais, il est important d’investir suffisamment dans les capacités administratives pour offrir une sécurité sociale conçue comme un actif stratégique indispensable à la résilience des sociétés et des économies.

Références

Gentilini, U. et al. 2020. Social protection and jobs responses to COVID‐19: A real‐time review of country measures (Living paper version 11). Washington, DC, World Bank.

ILO. 2012. Social Protection Floors Recommendation, 2012 (No. 202). Adopted in Geneva, 101st ILC session (14 Jun 2012).

ILO. 2018. Women and men in the informal economy: A statistical picture (3rd ed.). Geneva, International Labour Office.

ILO. 2020. Brief: COVID-19 crisis and the informal economy: Immediate responses and policy challenges. International Labour Office, Geneva.