La pandémie de COVID-19 a radicalement modifié les modalités de travail. Le télétravail a été introduit ou étendu dans le monde entier afin de réduire le risque d’infection sur le lieu de travail. Cette décision a également touché les travailleurs frontaliers au sein de l’Union européenne (UE). Comme ils travaillent normalement dans un pays et résident dans un autre, le fait de travailler depuis leur domicile peut avoir une incidence quant à savoir quelle législation nationale en matière de sécurité sociale leur est applicable.
Les pays de l’UE étant parmi les plus affectés par la pandémie, ils ont rapidement introduit le télétravail afin de réduire la propagation du coronavirus et d’assurer la continuité des activités. Selon une enquête récente (Eurofound, 2020), 48 pour cent des employés interrogés ont travaillé à domicile pendant un certain temps au cours de la pandémie de COVID-19, et 34 pour cent étaient en télétravail à temps plein. À titre de comparaison, le taux de travailleurs effectuant un certain type de télétravail avant le début de la crise était de seulement 15 pour cent.
Pour les travailleurs frontaliers, l’augmentation du télétravail peut avoir des conséquences importantes en termes de couverture de la sécurité sociale. Conformément aux orientations de la Commission européenne, un certain nombre de pays ont donc adapté les réglementations existantes en vue d’assurer une continuité dans la législation de sécurité sociale qui leur est applicable.
L’impact du télétravail sur la protection sociale des travailleurs frontaliers de l’UE
La libre circulation des travailleurs est un principe fondamental dans l’UE. L’article 1f) du règlement (CE) no 883/2004 relatif à la coordination des systèmes de sécurité sociale définit un travailleur frontalier comme suit: «toute personne qui exerce une activité salariée ou non salariée dans un État membre et qui réside dans un autre État membre où elle retourne en principe chaque jour ou au moins une fois par semaine». Cette législation s’applique également à l’Islande, au Liechtenstein et à la Norvège dans le cadre de l’Accord sur l’espace économique européen, ainsi qu’à la Suisse par le biais d’un accord bilatéral.
Bien que l’on ne dispose pas de données statistiques générales, une étude commandée par la Direction générale de l’emploi, des affaires sociales et de l’inclusion de la Commission européenne, publiée en 2009, a indiqué qu’il y avait environ 780 000 travailleurs frontaliers dans l’UE en 2006. Étant donné que la Bulgarie (2007), la Roumanie (2007) et la Croatie (2013) ont rejoint l’UE depuis, ce nombre devrait être encore plus élevé aujourd’hui.
Les travailleurs qui traversent les frontières nationales risquent d’être soumis à la législation de sécurité sociale de plusieurs pays ou de ne relever de la législation d’aucun pays. Par conséquent, en vertu du règlement (CE) no 883/2004, l’UE protège les droits en matière de sécurité sociale des personnes qui traversent les frontières nationales et de leurs familles en coordonnant l’application de la législation de sécurité sociale entre les États membres. Le règlement stipule que, en règle générale, les personnes sont soumises à la législation de sécurité sociale d’un seul État membre. Si les personnes exercent une activité dans un État membre, elles sont soumises à la législation de cet État membre quel que soit leur lieu de résidence. Si les personnes exercent une activité dans deux ou plusieurs États membres et pratiquent une part substantielle (plus de 25 pour cent du temps de travail) de leur activité dans l’État membre de résidence, elles sont soumises à la législation de l’État membre de résidence. Si les personnes n’exercent pas une partie substantielle de leur activité dans l’État membre de résidence, elles sont soumises à la législation de l’État membre dans lequel leur employeur est situé.
Selon les dispositions décrites ci-dessus, si les travailleurs frontaliers qui travaillent normalement dans l’État membre où leur employeur est situé effectuent du télétravail à une hauteur supérieure à 25 pour cent de leur temps de travail, leur situation en matière de sécurité sociale peut alors dépendre de la législation du pays de résidence au lieu de celle du pays dans lequel leur employeur est situé. Cela signifie qu’un pays d’emploi et des cotisations sont ajoutés à l’historique de leur assurance, et que la période d’assurance est divisée entre les systèmes de sécurité sociale de plusieurs pays. La dispersion de la période de couverture peut même empêcher l’assuré de bénéficier d’une prestation de sécurité sociale ou réduire le montant de la prestation. Dans le même temps, pour les employeurs, une modification de la législation applicable en matière de sécurité sociale peut accroître la charge administrative et procédurale, et peut avoir des répercussions financières en raison des différences de taux de cotisation.
Assurer la continuité de la législation applicable en matière de sécurité sociale
Pour relever ces défis auxquels sont confrontés les travailleurs frontaliers dans le cadre du télétravail, la Commission européenne et les États membres ont pris des mesures pour assurer la continuité de la législation applicable
La Commission européenne a précisé sa position sur cette question dans la publication COVID-19: Informations destinées aux travailleurs frontaliers et aux travailleurs détachés (mars 2020). La commission déclare que, pour les travailleurs frontaliers qui travaillent exclusivement dans un État membre autre que leur pays de résidence, la situation actuelle de télétravail temporaire ne devrait pas, en principe, entraîner de changement de la législation applicable. Pour les travailleurs qui exercent une activité dans deux ou plusieurs États membres, elle explique que la législation d’un État membre de résidence ne s’applique que si le temps de travail moyen dans l’État membre de résidence sur une période de douze mois est supérieur à 25 pour cent du temps de travail total dans tous les États membres.
En outre, la commission souligne que, dans les cas où la législation de sécurité sociale applicable aux travailleurs frontaliers doit être modifiée, le travailleur peut faire valoir une exception prévue à l’article 16 du règlement (CE) no 883/2004. Cet article indique que, à la demande d’un travailleur, un employeur peut adresser une demande à l’autorité compétente de l’État membre qui dispose de la législation à laquelle le travailleur souhaite continuer à être soumis, et que les autorités compétentes peuvent, d’un commun accord, prévoir un traitement exceptionnel dans l’intérêt du travailleur.
Bien que ces indications de la Commission européenne ne soient pas juridiquement contraignantes, elles soutiennent une interprétation flexible dans le meilleur intérêt des travailleurs frontaliers. La commission encourage également les États membres à prendre leurs propres dispositions administratives en la matière.
Un certain nombre de pays de l’Union européenne ont effectivement pris des mesures à cet égard. En Italie, l’Institut national de sécurité sociale a annoncé le 15 avril que l’attestation concernant la législation applicable, obtenue par les travailleurs avant la pandémie de la part de l’État membre dans lequel ils sont assurés, reste valable même si les restrictions de mobilité liées à la pandémie de COVID-19 ont entraîné une modification du ratio du travail effectué dans leur pays de résidence.
La Belgique a pris des mesures unilatérales proactives pour s’assurer que les travailleurs frontaliers restent sous la même couverture de sécurité sociale. Le ministre des Affaires sociales et de la Santé publique et le ministre des Classes moyennes, des Indépendants et des PME ont précisé que les périodes de télétravail effectuées en Belgique par les travailleurs frontaliers en raison de la COVID-19 ne seront exceptionnellement pas prises en compte pour la détermination de la législation applicable en matière de sécurité sociale. Cette décision permet aux travailleurs frontaliers de continuer à être couverts par la législation de sécurité sociale du pays d’emploi, indépendamment du temps de télétravail en Belgique. La mesure est entrée en vigueur le 13 mars 2020 et sera effective tant que les mesures d’urgence prises par le gouvernement fédéral pour limiter la propagation de la COVID-19 seront en vigueur.
Par ailleurs, le Luxembourg a pris des mesures bilatérales avec ses pays voisins pour éviter les changements de situation des travailleurs frontaliers en matière de sécurité sociale. Au début de la crise de la COVID-19, le ministre de la Sécurité sociale a contacté ses homologues belge, allemand et français afin de garder inchangée la situation des travailleurs frontaliers en matière de sécurité sociale malgré l’augmentation du télétravail. En conséquence, le Luxembourg et ses trois pays voisins ont convenu que le nombre de jours de télétravail dus à la COVID-19 ne serait pas pris en considération dans les décisions concernant la législation applicable en matière de sécurité sociale. Cet accord a été prolongé jusqu’au 31 décembre 2020.
De même, la France et ses pays voisins ont également convenu que les travailleurs continueront d’être couverts par le système de sécurité sociale du pays dans lequel se trouve leur employeur, malgré le recours important au télétravail. Le 13 août 2020, la Direction de la sécurité sociale, en consultation avec les autorités nationales de la Belgique, du Luxembourg et de la Suisse, a fixé la date limite du 31 décembre 2020 pour le traitement flexible de la législation applicable.
Fait significatif, l’accord de sécurité sociale entre la France et Monaco contient une disposition concernant les employés qui effectuent du télétravail dans un État contractant différent de celui où se trouve l’employeur. Cette disposition stipule que la législation du pays de l’employeur s’applique à un employé à condition qu’il effectue plus d’un tiers des heures de travail hebdomadaires dans le pays où l’employeur est situé. Cette disposition a maintenant été levée.
Les institutions de sécurité sociale d’autres pays comme l’Allemagne, la Finlande, les Pays-Bas, la Suisse et la République tchèque ont également pris des mesures et ont suivi l’interprétation de la Commission européenne pour veiller à ce que la situation exceptionnelle du télétravail due à la COVID-19 n’affecte pas la législation applicable en matière de sécurité sociale.
Conclusion
Les travailleurs frontaliers sont un reflet important de l’intégration européenne et de la liberté de circulation dans l’UE. Celle-ci a adopté des règlements pour garantir à ses citoyens un traitement et un accès à la sécurité sociale équitables où qu’ils vivent ou travaillent dans l’UE.
Face à des changements rapides dans les modalités de travail dus à la pandémie de COVID-19, la Commission européenne et les institutions de sécurité sociale des États membres de l’UE ont rapidement réagi pour veiller à ce que les règles existantes ne désavantagent pas les travailleurs frontaliers qui sont obligés d’effectuer du télétravail. Des interprétations flexibles et des mesures provisoires ont été mises en place sur une base temporaire et ont généralement été étendues en vue de la deuxième vague.
Toutefois, l’expérience de modes de travail alternatifs durant la pandémie aura probablement des répercussions à plus long terme sur les préférences et les habitudes en matière de travail. Une enquête récente (Eurofound, 2020) a montré que plus des trois quarts des employés de l’UE interrogés en juillet 2020 souhaitent continuer à travailler à domicile au moins occasionnellement, même après la fin des restrictions liées à la pandémie de COVID-19.
Cela indique une possible nécessité de faire évoluer la réglementation en matière de sécurité sociale pour les travailleurs frontaliers en vue de répondre à une augmentation plus permanente du télétravail à travers l’UE.
Références
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